Je suis en train de relire Les Éveilleurs avec mes élèves, et je suis retombée sur un extrait qui m'avait déjà tapé dans l’œil à ma première lecture.
Je ne résiste donc pas à l'envie de vous le faire découvrir! Un joli moment de féminisme et de justesse!
Le visage de
Blaise s’éclaira, il tenait sa conclusion :
-Il semblerait
que les hommes ne sachent pas faire deux choses à la fois.
Sa satisfaction
fut de courte durée. Chandra le regardait, écœurée.
-Tu crois
m’avoir avec cette fausse humilité ? Qu’est-ce que tu insinues ? Que
la nature des femmes les porte à tenir plusieurs rôles et que celle des hommes
les en dispense ? Crois-tu seulement qu’elles aient le choix ?
Pardonne-t-on à une femme qui n’est pas une « bonne mère » si par
ailleurs elle est chasseresse ou bâtisseuse ? C’était peut-être le cas
dans vos fameux « temps d’avant », mais c’est oublié depuis belle
lurette, en tout cas dans les trois
vallées ! Les femmes qui veulent faire autre chose qu’élever des enfants
sont mal vues. Alors la plupart se débrouillent pour tout concilier, au risque
d’être toujours insatisfaite.
Blaise la
dévisagea comme s’il la voyait pour la première fois.
-Mais, toi,
Chandra, tu es avant tout une mère, non ?
L’irritation de
Chandra monta d’un cran.
-Féconde Déesse,
comment peut-on être aussi stupide ? Je ne suis pas « avant
tout » une mère. Il n’y a pas de « avant tout ». Il y a
« tout ». Une femme, une mère, une fille, une sœur, une maîtresse,
une cuisinière, une intendante…Tout à la fois ! La difficulté se situe
exactement là, car personne ne peut tout faire bien tout le temps. C’est un
équilibre impossible…
Chandra avait
prononcé la dernière phrase d’un ton amère qui ne lui était pas coutumier. Elle
se reprit et lança férocement :
-Et les hommes
sont si orgueilleux qu’ils n’essaient même pas !
-Quoi ? Que
n’essaient-ils pas ? Demanda Blaise, un peu perdu.
-De faire
plusieurs choses à la fois ! Par peur de mal faire, de ne pas y arriver,
par orgueil ou par habitude. C’est bien dommage, parce qu’une chose en alimente
une autre : si tu avais été un père pour Ugh, tu aurais également fait un
meilleur précepteur pour les jumeaux, et vice versa. Tout se tient, tout avance
ensemble si on le désire.
-Si on le
désire, répéta lentement le Mandarin.
Il était
abasourdi. Il n’avait jamais imaginé que Chandra puisse ne pas être satisfaite
de sa vie. Elle était toujours si pleine de gaieté, si active.
-Tu es heureuse
d’être mère n’est-ce pas ?
Chandra sembla
sur le point d’exploser.
-Par les
couilles de la Déesse, ne comprends-tu vraiment rien à rien ? Oui, je suis
heureuse de l’être plus heureuse que je ne saurais le dire. Je ne peux pas
imaginer ma vie sans cet amour-là. De ma part, c’était un choix que je réitère
chaque jour avec joie. En revanche, je ne me souviens pas d’avoir choisi de
l’élever seule, cet enfant.
-Pas tout à fait
seule, tout de même… Bafouilla Blaise. Ugh a reçu la même éducation que les
jumeaux et…
Chandra ne
laissa pas terminer sa phrase.
-Je ne te parle
pas d’enseignement. Sans désir, il n’y a rien, Blaise. C’est pour cela que je
ne t’ai jamais imposé Ugh. Je voulais que tu désires cet enfant.
-Je ne suis… Je
n’étais pas sûr qu’il soit mon fils, avoua Blaise.
Chandra ne
répondit rien, mais lui lança un regard si dur que Blaise eut l’impression de
recevoir une flèche entre les yeux.
-Fort bien. Je
n’ai plus rien à dire, sinon ceci : en revenant de chez Borges, Ugh m’a
demandé si tu étais son père. Il ne l’avait jamais fait auparavant et j’estime
que s’il a posé cette question maintenant, c’est parce qu’il peut entendre la
réponse. Je lui ai répondu qu’il était né de ta semence et que c’était à vous
deux de décider si cela faisait de toi son père.
-Mais tu viens
de dire qu’il n’a pas besoin d’un père ! Ce n’est pas cohérent !
protesta Blaise, soudain paniqué de voir la situation exposée aussi clairement.
-Ahhh !
Blaise sentit
tous ses poils se hérisser au cri sauvage de Chandra. Les yeux fermés, les
poings serrés, la nourrice faisait un effort manifeste pour se contrôler. Se
tournant vers lui, elle grinça :
-J’étais en
colère, chéri… Au cas où tu ne
l’aurais pas remarqué, je SUIS en colère… Tu te pointes la gueule enfarinée,
quatorze lunées plus tard, pour dégobiller tes concepts sur la paternité et tu
voudrais que je pleure de joie au retour du père prodige ! Par la très
patiente Déesse, il n’y a pas de cohérence lorsqu’on est en colère !
Ne sachant
comment la calmer, Blaise prit le parti de hocher vigoureusement la tête.
Chandra respira profondément et articula comme si elle parlait à un simple
d’esprit :
-Tous les
en-fants du mon-de et d’ail-leurs ont besoin d’un pè-re ! Même toi, aussi
aveugle, aussi sourd, aussi égoïste, aussi…
Elle chercha le
terme approprié tandis que Blaise rentrait la tête dans les épaules, se
préparant au pire.
-… aussi
rabougri que tu sois ! Et maintenant disparais de ma vue parce que je sens
que ma patience est à bout !
Pauline Alphen, Les éveilleurs, p.166 à169, ed. Livre de
poche.
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